Je dois à Hélène Cixous et à Ariane Mnouchkine la découverte, à la Cartoucherie de Vincennes dans les années 80, de ce personnage extraordinaire qui se confond autant qu’il incarne l’histoire du siècle qui vient de s’achever.
Je devais avoir une vingtaine d’année lorsque cette merveilleuse dramaturge a écrit le spectacle de “L’Histoire Terrible Mais Inachevée de Norodom Sihanouk, Roi du Cambodge“. Un spectacle récemment repris d’ailleurs, véritable épopée et l’une de mes plus grandes émotions théâtrales à ce jour.
Norodom Sihanouk est de ces destins inoubliables. Ce personnage qui aurait pu couler des jours paisibles comme ses homologues renversés, a été de tous les combats, celui de la décolonisation, celui d’un engagement politique qu’on pourra juger discutable, mais il a toujours incarné son pays, sa culture, ses hautes valeurs morales.
Il est parfaitement conforme à l’adage qu’il vaut mieux avoir des remords que des regrets. Sans trop m’expliquer ma totale admiration pour lui, mais forte de ce que m’ont appris d’abord Mnouchkine et ensuite les journaux où je n’ai jamais cessé de me dire qu’il était un personnage plus grand que nature, j’ai appris son décès avec infiniment de tristesse. C’est une personalité marquante de ce monde, un être terriblement attachant qui disparaît dans le profond chagrin de son peuple. J’invite ceux qui le souhaitent à surfer sur la toile pour y découvrir l’ampleur de l’individu et sa dimension historique de premier plan. Vous en trouverez d’ailleurs un aperçu en fin de page.
Je m’aperçois au passage que le titre de ce papier, que je croyais très original, est en tout cas du même esprit que le Cambodia Daily d’aujourd’hui (for my frustrated english readers!) et je n’hésite pas à vous livrer leur phrase de conclusion qui dresse bien le personnage:
en 1985, la femme de lettre française Hélène Cixous a écrit une pièce sur Norodom Sihanouk qui le dépeignait sous les traits d’un héros tragique à la stature Shakespearienne. A l’issue de la représentation, le Roi Père fit remarquer que le héros tragique était en fait tout le Cambodge et non pas lui.
Mais je pense qu’Hélène Cixous et Ariane Mnouchkine l’avaient parfaitement compris, précisément, car on a rarement vu un homme si parfaitement s’identifier à son pays au point qu’en pensant au Cambodge, on a à l’esprit, certes les temples d’Angkor, mais avant tout le sourire si particulier de Norodom Sihanouk.
Et pourtant, il doit son accession presque accidentelle au pouvoir aux Français qui eurent tous motifs de s’en mordre les doigts lorsque la marionnette fantoche qu’ils croyaient avoir porté à un pouvoir de pacotille se révéla loin de se satifsfaire d’une stature de tigre de papier.
Le Time Magazine lui réserva toujours une large place. Aussi, à l’époque où il était de bon ton de revenir sur les personalités marquantes du XXème siècle finissant, ne s’était pas trompé en le plaçant parmi les leaders les plus charismatiques du siècle.
Et pourtant, arrivé au pouvoir car il semblait inoffensif et plus préocupé de ses conquêtes féminines (il avait déjà 13 enfants de 5 femmes différentes à l’age de …26 ans!!!!), il se révéla digne du Prince de Machiavel, habile tacticien et homme d’état pragmatique.
Je ne compte pas vous faire son panégyrique, même si je fais incontestablement partie de ses admirateurs fascinés et vous renvoie aux biographies publiées par les historiens Milton Osborne ou David Chandler, dont les titres figurent également en bas de page.
Quel roi aurait eu l’incroyable culot, pour mieux continuer son combat politique, de renoncer au trône pour entrer dans l’arène politique? Quel personnage politique peut se targuer d’avoir autant mis en avant la nécessité d’une éducation pour tous dans les années 50 en Asie?
Ayant réussi sur le fil du rasoir et au moment où s’embrasait le Vietnam, à tenir son pays à l’écart du conflit de son Never-Never Land, il a été une figure marquante des pays non-alignés en même temps qu’une vedette des médias qui, comme moi, raffolaient du personnage tout en charme, culture (il était notamment un jazzman accompli et un cinéaste convaincu…entre autres talents) qui a eu maille à partir avec les épouvantables Khmers Rouges, bataille au terme de laquelle il fut chassé du pouvoir par un régime pro-américain, lui qui avait essayé de museler par le passé les intellectuels de gauche qui critiquaient son manque d’audace dans ses prises de partis.
C’est dire l’ambiguité du personnage qui a toujours été un électron libre, opportuniste dans le meilleur sens du terme. Ennemi des Khmers Rouges, il n’hésita pas à s’allier avec eux à d’autres moments lorsqu’il pensa ne pas avoir le choix dans un esprit empreint de pragmatisme.
Quel roi, également peut se targuer d’avoir été couronné deux fois, à près de 40 ans d’intervalle? Jusqu’au début des années 2000, Norodom Sihanouk n’a cessé d’être l’image et la voix de son pays et de son peuple.
C’est à lui que nous devons les premières attaques et parmi les plus virulentes contre le monstre qu’était Pol Pot. C’est à sa vie que je dois d’avoir découvert avec une fascination qui ne m’a pas quittée l’histoire de l’Asie d’où j’écris ces lignes.
Le 4 février aura lieu à Phnom Penh la crémation de ce monarque au destin incomparable. Je serai dans la foule des anonymes venus lui rendre un ultime hommage, avant de me rendre à Ho Chi Minh City, la mythique Saigon, où il fit une partie de ses études.
Adieu Monsieur le Roi Père unique, arborant avec constance votre sourire mystérieux et asiatique qui n’est que la politesse d’un certain désespoir.
REFERENCES:
Bibliography
Milton Osbourne
Sihanouk: Prince of Light, Prince of Darkness (University of Hawai’i Press, 1994)
Politics and Power in Cambodia: The Sihanouk Years (Longman, 1973)
Southeast Asia: An Introductory History, Allen & Unwin, 2010
The Mekong: Turbulent Past, Uncertain Future, Grove, 2000
other titles found on Open democracy (THANKS!)
David Chandler, A History of Cambodia (Westview Press, 1983; 4th edition, 2007)
David Chandler, The Tragedy of Cambodian History: Politics, War and Revolution since 1945 (Yale University Press, 1991)
Ben Kiernan, The Pol Pot Regime: Race, Power and Genocide under the Khmer Rouge, 1975-79 (1996; Yale University Press, 2nd edition, 2002)
David Chandler, Facing the Cambodian Past: Selected Essays 1971-1994 (Silkworm, 1996)
Anne Ruth Hansen & Judy Ledgerwood, eds., At the Edge of the Forest: Essays on Cambodia, History and Narrative in Honor of David Chandler (Cornell University, Southeast Asia Program, 2008)
Websites:
Death of a Surviver, notes from one of his biographers, Milton Osborne (voir aussi The Remarkable Odyssey of Nordom Sihanouk the Great Survivor)
un extrait du spectacle du théâtre du Soleil
Monsieur Biographie (Parisien fr)
Notes à propos du spectacle “l’histoire terrible mais inachevée…”
Excellent paper in the New Mandala by Suzan Cunningham
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